
01 - Chapitre 1 - Yama No Utatsu, le rêve et l'insouscience
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La Loutre observe les nuages. Lovée au creux des racines d'un chêne centenaire, elle profitait des rayons doux du soleil qui perçaient à travers le feuillage dense et léger de la forêt . Tout en écoutant le frémissement des feuilles agitées par un brise légère, elle admirait les fleurs bourgeonnantes les yeux mi-clos. Autour d'elle, les insectes dansaient, et l'odeur singulière de la mousse offrait un écrin de nature et de sérénité.
Elle était une rêveuse, un peu à part, discrète et joyeuse. Peu lui importaient les autres animaux de la forêt, leurs regards étonnés, parfois méfiants, lorsqu'elle s'amusait à plonger dans l'eau ou à courir dans l'herbe.
Il faut dire que les animaux capables de vivre à la fois sur terre et dans l'eau n'étaient pas si nombreux ici. Même les grenouilles et les crapauds préféraient côtoyer l'humidité de la berge et les canards et les oies se contentaient de flotter, plongeant plus rarement étroitement. Elle, elle était à l'aise partout, aussi bien sur la terre ferme que dans la rivière. Elle ne savait pas vraiment si les autres animaux la regardaient avec envie ou avec méfiance, mais au fond, elle-même ne comprenait pas pourquoi ils se restreignaient à un seul élément.
Elle comme vivait elle ressentait le monde, et ce qu'elle ressentait la remplissait souvent d'une joie paisible, peu importe l'endroit.
Ainsi installée à son endroit favori, elle s'imaginait, à cet instant même, se laisser porter par la rivière. Où pourrait-elle bien aller ? Où fuyaient les courants chuchotant du cours d'eau ? Elle n'était jamais allée plus loin que l'orée du bois. Mais elle savait, elle sentait que la rivière continuait son chemin. Loin, très loin, vers les plaines et au-delà, bien plus bas que les montagnes où elle vivait. Depuis les racines du chêne, elle regardait l'eau frémissante et glacée courir vers l'horizon.
Elle avait longtemps hésité.
Quitter la montagne, le creux familial de ce chêne si accueillant, et l'ordre rassurant des saisons, représentait un vrai défi.
Mais depuis quelque temps la rivière lui murmurait de la suivre. De se jeter avec elle dans le tumulte d'incertitudes et de promesses de voyage.
Au début, elle avait cru à un nouvel animal, peut-être une farce d'un compagnon invisible. Puis elle avait cru à son imagination — et il faut dire que son imagination était vaste.
Pourtant le murmure persistait jour après jour.
Chaque fois que La Loutre s'approchait de l'eau, la rivière lui chuchotait encore ces mots mystérieux.
Elle avait bien regardé, pas de poisson, pas de grenouille... Seulement le clapotis des vagueslettes.
Intriguée, La Loutre s'était avancée, plus attentive qu'à l'accoutumée. Elle avait tendu l'oreille, vigilante et curieuse à la fois et avait du se rendre à l'évidence : le murmure venait de la rivière, et la rivière l'appelait. Un appel à quitter les sentiers battus, pour se laisser porter par son lit infini et mouvant. Un appel à sortir du bois, à découvrir les paysages au-delà, et peut-être.... sa propre destination.
Ce jour là, La Loutre avait longuement réfléchi.
Elle était aventureuse, rêveuse, oui. Mais elle avait vécu la plupart de ses aventures dans un monde familier - ou, pour les plus sûres périlleuses, dans le monde de son imagination.
Elle n'avait jamais considéré aller plus loin.
Pourtant, les oies partaient bien, elles, chaque année. Mais elles partaient ensemble. Et cela paraissait moins effrayant que de plonger seule dans l'inconnu.
La vraie question était, sera-t-elle vraiment seule ?
Après tout, la rivière elle-lui-même parlait. Peut-être sera-t-elle sa compagnie de voyage ?
Et si ce n'était pas le cas, peut-être rencontrerait-elle une autre loutre, aussi aventureuse qu'elle ?
Quelqu'un à qui lui ressemble ?
Elle avait décidé d'attendre la fin de l'hiver. Quand le froid céderait la place aux doux rayons du soleil, et que la neige fondue gonflerait la rivière, rendant le courant plus agréable et la nage plus joyeuse.
Et c'est précisément ce jour que La Loutre attendait, blottie au creux de son chêne.
Et il était enfin arrivé.
Le jour du départ.
Alors la Loutre se redressa et s'étira de tout son long.
Elle attrapa son pinceau fétiche - son précieux compagnon de rêverie - et s'avança jusqu'au bord de l'eau.
Dans un dernier souffle, elle laissa glisser son corps souple dans la rivière, savourant cette première caresse de l'eau glacée sur sa fourrure.
Totalement immergée, elle étend ses muscles palmes et s'amuse à faire quelques cabrioles sous-marines.
Les poissons s'étaient enfuis, sans doutes inquiets de devenir son repas, mais elle n'avait pas faim.
Ou plutôt, la faim qu'elle ressentait était toute autre : un soif de découvertes, de mondes inconnus.
Tout en se laissant porter par le courant, elle lance un dernier regard tendre vers son vieux chêne.
Puis, dans un mouvement gracieux, elle plongea, propulsée par ses pattes puissantes, fendant les flots, filant vers l'inconnu, vers le début d'une nouvelle aventure.